La culture est la façon dont une grande partie de la société perçoit la vie (et ses diverses manifestations), le monde et l’univers (ce que l’on peut interpréter et ce que l’on ignore). Comme tout phénomène complexe, la culture a ses fonds (souvent difficilement approchés) et ses apparences, qui peuvent facilement nous désorienter et nous laisser prendre comme essentiel ce qui est vraiment superficiel et secondaire.
Le fonds de la culture européenne est en grande partie déterminé par la nature, le paysage et l’environnement externe de la Méditerranée : un soleil éblouissant, un climat doux, une nourriture facile à trouver (pêche, eaux des rivières, terres cultivables), moins de contraintes qu’ailleurs pour la survie, un accès facile et peu coûteux par la mer facilitant les contacts humains et le transfert des connaissances , un carrefour de commerce tant entre les sites méditerranéens qu’entre la Méditerranée et le reste du monde. Ce sont ces caractéristiques de la Méditerranée qui rendent la culture méditerranéenne humaine, durable, perpétuellement jeune et indépassable. Et ceci, en dépit des règles que les diverses autorités, politiques ou religieuses, ont toujours tenté d’imposer à la vraie culture méditerranéenne.
En effet, toute autorité est basée sur la soumission de la volonté individuelle à la sagesse (souvent folie) d’un roi, d’un Dieu (et de ses prophètes), d’un empereur, d’un chef religieux et de ses fidèles, d’un chef d’État et de ses subordonnés. Cette soumission est toujours accompagnée de règles, de devoirs, d’interdits, de sanctions, tout au moins de sentiments de culpabilité et de limitations des libertés mentales. C’est ainsi que les libertés sont restreintes (récemment par ce que l’on appelle, par euphémisme, numérisation et information automatique), et la vraie compréhension humaine est remplacée par des obligations. La recherche de la vraie nature de la culture amène à considérer toutes ces règles politiques et religieuses comme de fausses apparences qui camouflent la vraie culture méditerranéenne (qui est la même partout et homogène) et désoriente notre conscient et notre quotidien vers la considération qu’il existe diverses cultures (ou composantes) méditerranéennes.
Est-ce l’effet du hasard si Abraham père des trois religions monothéistes (juive, chrétienne et musulmane), qui habitait à Uhr, dans le sud désertique de l’Euphrate à quelques kilomètres de Babylone et à 1 700 kilomètres de Phénicie fut appelé par son Dieu (selon les mythes hébreux) et ensuite acheminé vers la terre promise, qui était la Méditerranée, et pas les terres fertiles situées entre le Tigre et l’Euphrate, où le pauvre Adam fut trompé par sa femme Ève et d’où ils furent chassés du paradis imaginaire et grossièrement mythique ?
Les envahisseurs successifs et la continuité impressionnante de l’acquis culturel méditerranéen
À l’exception des Phéniciens et Égyptiens, tous les autres peuples de la Méditerranée étaient des envahisseurs : les Grecs (vers 2 000-1 000 avant J-C), les Hébreux (vers 1 700 avant J-C), les Latins (autour de 1 000 avant J-C), les Celtes (vers 1 000 avant J-C), les Perses (de 550 à 330 avant J-C), les Germaniques (300 après J-C), les Slaves (500 après J-C), les Arabes (après 630 de notre ère), les Turcs (après 1 100 de notre ère).
Miraculeusement, chacun bâtissait sa culture, qui était toujours basée sur l’acquis achevé par ses prédécesseurs. Les quelques exceptions des destructions étaient très localisées et plutôt symboliques : Persépolis par Alexandre le Grand, Carthage par les Latins, Rome par les Allemands, Jérusalem et le temple hébreux par les Assyriens et les Romains.
Chaque envahisseur s’apercevait très vite de la richesse culturelle des peuples des terres conquises. Progressivement, il pouvait soit adopter la culture existante (le cas des Romains convertis à la culture grecque), modifier la culture existante (le cas des Allemands) ou emprunter l’essentiel des cultures existantes pour l’intégrer à sa propre culture (le cas des Arabes, un peu moins des Turcs).
La science, l’art, la philosophie, la culture auraient-ils pu naître ailleurs qu’en Méditerranée ?
L’être humain n’a jamais renoncé à comprendre le monde, percer les mystères des phénomènes et mécanismes naturels qui l’entourent, prévoir leur évolution plausible et ainsi améliorer sa qualité de vie. Toutefois, cette recherche continue vers la compréhension du monde est enclavée et piégée par diverses contraintes extérieures : religieuses (surtout), politiques, sociales et même familiales. Le chemin vers la vérité et la liberté n’a jamais été simple ni évident.
La grande bataille de l’homme s’est toujours dirigée contre ses préjugés. La libération contre cet esclavage spirituel a commencé timidement à Babylone, sur le Nil et en Chine. Elle a soudainement explosé vers 500 avant J-C sur les côtes de la Méditerranée. L’homme commence alors à croire en l’existence de lois universelles en dehors de la volonté des dieux (ou de Dieu). Il découvre que la beauté et l’art ne sont pas des indications de vanité, mais des composantes quasi essentielles de notre vie quotidienne, que l’on peut d’ailleurs toujours améliorer. Ce passage soudain de l’obscurantisme à la lumière ne pouvait avoir lieu qu’en Méditerranée. La lumière éclatante, la beauté naturelle, la communication facile par la mer et le transfert des savoirs sont les vraies raisons de la naissance de ce que l’on appelle la « culture européenne » qui, en grande partie, est la culture méditerranéenne. L’homme ne pouvait échapper à son destin de libération et laisser de côté l’obscurantisme mental (de base surtout religieuse, mais aussi venant de l’autorité existante et des coutumes sociales) qu’en Méditerranée et nulle part ailleurs. Cette affirmation ne sous-estime pas les qualités des autres peuples et cultures du monde. Mais c’est en Méditerranée que sont réunies les conditions idéales pour que l’œuf scientifique, artistique et culturel éclose, sort de l’isolement et exploite de plus en plus les qualités, certes naturelles, de l’esprit humain.
Rappelons-nous des exploits spectaculaires de l’esprit humain qui ont bouleversé le cours de l’histoire : l’alphabet phénicien (vers 1 000 av. J-C, adopté vers 800 av. J-C par les Grecs, vers 400 av. J-C par les Latins) qui a facilité l’écriture et l’a généralisée aux couches sociales moyennes ; l’existence des lois scientifiques universelles qui régissent les phénomènes physiques (Thalès, Pythagore, Archimède, Euclide…) a permis la naissance de la science ; la recherche de la beauté ultime a créé l’architecture, la peinture, la sculpture (Phidias, etc.) ; la volonté d’éduquer la société, de lui donner une morale et un but au-dessus du quotidien a conduit à l’art du théâtre (Sophocle, Euripide…) ; la volonté d’interpréter globalement le monde et la vie a abouti à la philosophie (Platon, Aristote) ; la liberté et la parité ont amené à la démocratie (Périclès…) ; le besoin de donner aux peuples le sentiment d’une justice durable et sans équivoques sont à l’origine du droit romain ; la discipline des peuples germaniques a imposé la création des règles applicables partout (on les appelle aujourd’hui directives et règlements européens) ; la conception arabe de dix symboles (les dix chiffres) pour exprimer toute somme a encore facilité le développement des mathématiques et de la physique. Est-ce l’effet du hasard si les grandes conquêtes de l’esprit humain sont nées en Méditerranée ?
Les dieux et le Dieu : la route inachevée vers l’immortalité et la moralité
L’homme du monde méditerranéen est à l’origine de la création des dieux ou du Dieu. Confrontées à la double incapacité humaine, d’une part, de justifier une grande partie des phénomènes naturels (allant des tempêtes jusqu’aux séismes), d’autre part, de gérer l’injustice et l’immoralité humaine et sociale, les sociétés finissent par considérer des forces en dehors de l’existence humaine, forces qu’ils ont nommées « les dieux » ou « Dieu ». Mais alors que les dieux grecs, et la plupart des dieux de l’Orient, avaient tous les défauts humains (par exemple ils trompaient leurs épouses sans quasiment aucune conséquence), le Dieu hébreu était, lui, irréprochable. L’homme devait obéir à tous les testaments de Dieu (qui désormais sont imposés comme des codes moraux ou légaux) pour, un jour, approcher la perfection divine. Cette considération hébraïque fondamentale est reprise par le christianisme, mais de manière atténuée et allégée grâce au mélange de la mythologie hébraïque (appelée Ancien Testament) avec la philosophie gréco-latine. Il en est de même avec l’islam, qui a aussi adopté les fondamentaux de la considération hébraïque du monde, mais d’une façon austère, sévère et beaucoup moins flexible.
Les trois religions monothéistes auraient-elles balayé toute autre idéologie si elles n’avaient pas été adoptées en tant qu’idéologies et règles étatiques ? Le christianisme a été choisi par l’empereur romain Constantin, qui a compris qu’il fallait donner à son empire un outil plus efficace que le droit romain pour forger du lien. L’islam a été préféré par les divers princes d’Arabie, qui ont multiplié leurs territoires sous le drapeau de leur nouvelle religion. De ce fait, il faut bien distinguer ce que les pouvoirs étatiques ont ajouté aux trois religions monothéistes et à leur fondement moral et culturel. Toutes les trois sont fondées sur la bonté, la solidarité, l’humanisme. Leur agressivité apparente n’est que le fruit de leur appropriation par des rois et des princes ambitieux et sans pitié, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.
Reste toutefois à trouver l’équilibre entre la liberté humaine (qui est un préalable pour la survie de tout être vivant) et la conception hébraïque (reprise par le christianisme et l’islam) de la soumission à un Dieu omniprésent (comme s’il était un champ, au sens physique du terme, invisible mais couvrant à peu près tout, à l’image, par exemple, de la gravité). Un Dieu qui devient garant de la moralité, de l’immortalité, d’une surveillance continue de tout acte et d’une culpabilité permanente lié au péché originel commis par Adam et Ève. L’omniprésence de Dieu est un outil au service de la paix sociale, non un mécanisme restrictif de la liberté humaine.
Autrement dit, les trois religions monothéistes, une fois les aspects mythiques, les orientations étatiques et les prétextes personnels décodés, sont pour l’essentiel un facteur de la culture méditerranéenne : la liberté, la bonté, l’égalité des gens et des genres, la solidarité, le respect de l’autre sont les véritables caractéristiques de notre culture méditerranéenne, issues des acquis des trois religions monothéistes.
Un bref texte ne peut que schématiser un sujet aussi complexe que la culture européenne. Je dois admettre que ces lignes ne sont que des adaptations des œuvres de grands esprits comme Aristote, Platon, Dante, Victor Hugo, Goethe et bien d’autres, qui ont tous vécu (au moins une partie de leur vie) en Méditerranée. Nul doute que la culture européenne est une, continue, formidable et admirablement jeune.